- SALAZAR (A. de OLIVEIRA)
- SALAZAR (A. de OLIVEIRA)La personnalité de Salazar, pour singulière qu’elle soit et même si l’on critique vigoureusement son action politique, n’est cependant intelligible que par référence à l’histoire du Portugal et à sa tradition. Depuis qu’Alphonse Ier le Conquérant proclama l’indépendance après sa victoire sur les musulmans (25 juill. 1139), cette histoire est une longue lutte pour assurer cette position, en particulier à l’égard de l’Espagne voisine. Ce jeu harassant de rivalités et de guerres qui dépassent bientôt le cadre de la péninsule Ibérique a valu au Portugal – comme d’ailleurs à l’Espagne – un immense empire colonial, et le petit pays de l’extrême-Occident européen fut l’une des grandes puissances mondiales. Le rêve d’un prince aventureux devenu réalité au prix d’un immense effort suscite la fierté des Portugais et alimente un orgueil national exalté pendant des siècles. Mais l’empire portugais, qui a amorcé son déclin dès le XVIe siècle, perd le Brésil au début du XIXe siècle. Sa faiblesse est apparue à la fin du même siècle lorsque, malgré une longue présence diffuse en Afrique, il n’a pu empêcher l’Angleterre de s’installer du Caire au Cap, rendant impossible la création d’un grand ensemble portugais au sud du continent. La Première Guerre mondiale, malgré la participation du Portugal aux côtés des Alliés, a précipité le pays dans une grave crise économique. Les Portugais s’interrogent alors non seulement sur l’avenir de l’empire, mais aussi sur celui de la métropole. C’est dans ce climat que Salazar parvient au pouvoir. Or, cet homme et la politique dont il a été pendant quarante ans (1928-1968) le maître d’œuvre font problème. Ce fils de paysan, catholique, célibataire, ascète rigide, respectant au plus haut point les traditions, cache une étrange tendresse, une nostalgie de la vie simple; mais, en même temps, il s’appuie sur la bourgeoisie et laisse les intérêts privés se couvrir de son autorité à leur grand bénéfice. Ce gestionnaire rigoureux des finances publiques met un frein à l’économie moderne plus qu’il ne la sert. Ce pourfendeur d’idéologies est favorable à Hitler et à Mussolini; il tend à actualiser un certain catholicisme social étroitement conçu et empêche toute authentique prise de parole.Un technicien des financesAntónio de Oliveira Salazar, est né à Vimieiro, petit village du nord du Portugal, d’une famille de cultivateurs pauvres. Après des études au séminaire, il s’oriente vers le droit en 1910, au moment même où de graves événements commencent à troubler le Portugal, qui jusqu’en 1926 ne connut pas moins de seize émeutes ou coups d’État. La «révolution» des militaires du 28 avril 1926, menée par les généraux Gomez da Costa et Carmona, est un sursaut de volonté nationale. Pour la première fois, Salazar se voit confier le ministère des Finances. Il s’installe définitivement à ce poste le 27 avril 1928, obtient les pleins pouvoirs financiers et, aussitôt, affirme nettement son intention de «sauver» le pays, de lui redonner la place à laquelle, de par son histoire, il a droit dans le monde. On est dans la tradition de la défense de l’indépendance du pays.António Salazar n’est pas tout à fait un inconnu dans le Portugal de 1926. Professeur à l’Université de Coimbra, spécialisé dans les questions économiques et financières, il a fait, à partir de 1919, quelques incursions dans le domaine politique. Candidat catholique en 1921, il a été élu député de Guimaraes, mais il a jugé préférable d’abandonner presque immédiatement ce poste. Puis, de 1922 à 1926, à travers de nombreux articles de journaux, il est apparu comme le leader des catholiques portugais ralliés à la République, et aussi comme un technicien ayant quelques idées sur le chemin à suivre pour éviter l’effondrement de la monnaie et le chaos économique où le pays s’enfonce de plus en plus.Au service d’une idéeLes Portugais ne connaissent pas Salazar (sauf ses prises de position économiques) et Salazar ne connaît guère son pays, sinon à travers une approche historique et sentimentale. Car Salazar éprouve une curieuse impossibilité à sortir de lui-même, à aller au devant des autres et de la vie. Les témoignages concordent sur ce fait, provenant aussi bien de ses anciens condisciples, au temps de ses études, que de ses anciens étudiants et, plus tard, des ministres et des hauts responsables de l’État. À Coimbra, par exemple, Salazar présente l’image d’abord d’un étudiant secret, renfermé, puis d’un professeur aux exposés d’une clarté et d’une logique exceptionnelles, n’acceptant que rarement un bref dialogue avec ses étudiants, en tout cas ne le provoquant jamais. Plus tard, l’image de Salazar se complète: travailleur acharné, si totalement enchaîné à sa tâche qu’il s’oublie lui-même, oublie de se marier, oublie même, à force de vouloir en quelque sorte sauver les hommes, de les rencontrer dans leur vie courante, au milieu de leurs problèmes. Au Salazar professeur, qui évite le dialogue avec les étudiants, correspond un Salazar conducteur de peuple qui répugne au «bain de foule» et qui n’accepta jamais de s’exhiber en majestueuses manifestations et grands voyages officiels.Il apparaîtra vite que Salazar se méfie de ses collaborateurs immédiats et ne leur laisse guère d’initiatives; en périodes de crise, il cumule la charge de plusieurs ministères. Il s’appuie sur la Police internationale et de défense de l’État (P.I.D.E.), qui se charge de neutraliser, par l’emprisonnement, la torture, le bagne et le camp de concentration, non seulement les opposants, mais même ceux qui restent indécis face au régime.Car Salazar ne peut supporter d’opposition; ce qu’il a toujours demandé, c’est l’adhésion totale du peuple portugais à sa politique, son soutien sans murmure. Il a eu cependant contre lui, tout au long de son «règne», de nombreux opposants; d’abord tous ceux que l’on peut classer comme «républicains», «libéraux», etc., issus de la tradition du XIXe siècle, puis les communistes, qui ne mettent pas longtemps à exploiter les mauvaises conditions de vie des travailleurs. Mais, parce qu’ils sont divisés, parce que peut-être ils ne croient pas aux chances de la dictature, ces premiers opposants n’ont pu empêcher le régime de s’installer.Dès le début de sa vie politique, Salazar se veut dur, déterminé, autoritaire, ambitieux. Pourtant, il est un autre aspect de sa personnalité qu’il ne faut pas oublier. Nombre de ceux qui ont rencontré Salazar ont noté la présence en bonne place sur son bureau du sonnet de Plantin (un auteur français du XVIIe siècle, complètement oublié) qui propose un idéal de vie calme, retirée, tranquille, mesurée, sage, une vie qui n’a rien à voir avec celle d’un homme d’État.Salazar a souvent répété qu’il faisait son métier sans goût, au prix d’un effort constant, dans la grisaille et «sous la pluie». Cette lutte avec lui-même explique ses positions. Et si le nationalisme (à l’image de celui de Maurras, dont il se reconnaissait le disciple) a été le ressort profond de son action d’homme politique, il aura servi à masquer l’immobilisme foncier, le refus du progrès et de l’aventure humaine. Car pour Salazar, qui ne proposa rien d’autre aux Portugais que d’être fiers de leur histoire et de rester un peuple uni autour de cette histoire, le Portugal ne peut redevenir un grand pays qu’en retournant à ses origines, à sa tradition historique. D’où l’élimination de tout ce qui n’apparaît pas dans la trame séculaire du pays (la démocratie, par exemple, avec les partis politiques et le Parlement, mais aussi les courants nouveaux venus de l’extérieur, le socialisme, le communisme, ainsi que les systèmes de production moderne) et la primauté donnée aux forces traditionnelles: l’armée, l’Église, la famille, les corporations, l’agriculture.La petite cour des grands intérêts«Je sais ce que je veux», déclare-t-il dans son discours d’investiture. «Quant au reste, que le pays étudie, qu’il donne des suggestions, qu’il objecte et qu’il discute; mais quand arrivera pour moi le moment de donner des ordres, j’attends de lui qu’il obéisse.» On ne saurait être plus net. Ce qui commence alors à partir du 27 avril 1928 c’est peut-être une dictature (ce mot, pris à l’époque au sens antique, n’effraie pas Salazar), c’est en tout cas une période sévère d’austérité et de remise en ordre économique. Sous l’appellation Estado novo est instauré un régime de discipline et d’obéissance, profondément anticommuniste, antiparlementaire et catholique, appuyé sur le rassemblement du peuple portugais (Unão nacional ) et sur les corporations (grémios ). Celles-ci, «sous le haut contrôle des pouvoirs publics (deviennent) le type de l’économie autodirigée», et doivent assurer dans chaque branche économique la solidarité des intérêts du capital et du travail et l’équilibre entre les différentes branches.En une dizaine d’années (de son accession définitive au pouvoir à 1940), Salazar mène à bien son programme, redonne à l’escudo une place enviée de monnaie stable, assure l’ordre public et fait trouver de nouveau au peuple la fierté d’être portugais. Mais qui soutient Salazar? Sur quelles forces s’appuie-t-il? L’armée, à qui il doit son pouvoir et à laquelle appartiennent les trois présidents de la République qu’il a connus – le maréchal António Óscar de Fragoso Carmona, le général Francisco Craveiro Lopes, l’amiral Américo Tomas –, n’a jamais été unanimement derrière lui: la liste est longue de complots, rébellions et soulèvement manqués qui ont, en tout ou en partie, leur origine dans l’armée.En fait le dictateur s’appuie sur la bourgeoisie terrienne et sur le capitalisme portugais. Une petite cour d’intimes s’est vite formée autour du Premier ministre, où se croisent les représentants des grandes forces sociales: armée, grande propriété, haute finance, Église, moyenne bourgeoisie de province. Ces forces, indépendantes ou parfois opposées à l’origine au «salazarisme», ont fini par se lier, se souder, présenter un front commun aux divers dangers, et, plus encore, sous couvert de l’amitié, elles ont dicté leurs volontés au dictateur.Durcissement de la dictatureLe Portugal traverse dans la paix et dans l’ambiguïté la Seconde Guerre mondiale. Salazar n’avait pas caché ses sympathies pour Franco, qu’il avait soutenu militairement (une légion de volontaires portugais en Espagne avait aidé son action), économiquement et diplomatiquement. Il ne cache pas ses sympathies pour l’Axe (en particulier pour l’Italie mussolinienne) et fait parvenir aux usines de guerre nazies les quelques métaux rares (tungstène notamment) dont dispose le pays. Mais, si les drapeaux sont mis en berne, à l’annonce du suicide de Hitler en 1945, depuis août 1943, bon gré mal gré, les Açores étaient devenues des bases alliées.Au long de ces années, la dictature primitive s’est sclérosée. Vieillissant, confiant dans les formules qui ont valu au pays un certain redressement et dont il tire un orgueil évident, satisfait de la société dont il est l’héritier, le «sage de Lisbonne», qui prend un plaisir manifeste à jouer au patriarche politique, rêve du Portugal qu’il a connu autrefois et fait tout pour le maintenir tel quel, paysan et marin à la fois, car il est plus rassurant, plus facile à diriger que le monde moderne. Hostile au communisme, Salazar l’est aussi au capitalisme moderne, dynamique, agressif, consommateur de richessse et perturbateur de l’ordre établi. Aussi, on n’appliqua jamais à l’agriculture les réformes radicales qu’elle requiert. L’industrie et même le tourisme sont tenus en suspicion. Il n’y a pas d’industrialisation – et, pour justifier ce choix, Salazar rappelle constamment que le pays, pauvre en matières premières, ne peut devenir une grande puissance industrielle.La croisade pour l’OccidentLorsque la vague des guerres de libération coloniale atteint les «provinces portugaises d’outre-mer» (Angola, Mozambique, Guinée), Salazar ne veut y voir que la main du communisme international, et, reprenant le flambeau de l’épopée coloniale portugaise, lance le pays dans une sorte de croisade pour la défense du sol de la patrie, mais aussi du monde occidental.Ces guerres exigent et permettent de justifier le durcissement de la dictature et de l’appareil policier, cela d’autant plus qu’elles coïncident avec la manifestation, sur des fronts inattendus, de diverses oppositions: ainsi, après le concile Vatican II, de plus en plus nombreux sont les catholiques à découvrir que l’État portugais est loin, malgré ses déclarations, d’appliquer les enseignements de l’Église. D’autre part, les tentatives de soulèvement se multiplient, tandis que la situation économique dégradée oblige les travailleurs à émigrer par centaines de milliers.Le 16 août 1968, Salazar est frappé d’une hémorragie cérébrale. Le président de la République désigne, pour lui succéder, un de ses proches collaborateurs, Marcello Caetano, ancien ministre des Colonies et ancien chef de l’organisation étatique de la jeunesse, la Mocidade portuguesa. Salazar est nommé président du Conseil honoraire; il meurt à Lisbonne à l’âge de quatre-vingt-un ans.Le Portugal, on l’a assez dit, est dans la péninsule Ibérique une création de la volonté. Salazar est certainement un des hommes qui a contribué à la survie de son pays, en tant que nation indépendante. Cependant, par le dessein délibéré de ses dirigeants paternalistes, le Portugal a été comme retranché de la vie réelle. Il a connu une longue stagnation industrielle, sauf autour des années soixante-dix durant lesquelles quelques réalisations importantes (tels les chantiers navals Lisnave, à Lisbonne) ont présenté du pays une nouvelle image. Il a connu surtout une longue stagnation intellectuelle: anesthésié, endormi, empêché par une censure sévère de connaître ses problèmes et ceux du monde moderne, et donc d’en discuter, le pays, lorsque meurt Salazar, semble loin d’être à même de prendre en main son destin. Pourtant, la mise en place d’institutions démocratiques, entre 1968 et 1976, permet au pays de rattraper son retard et de s’intégrer, dès 1986, dans la Communauté européenne.
Encyclopédie Universelle. 2012.